16 Janvier 2013
- On est surpris en voyant ce film qui est à l'opposé de ce que le public connait de vous.
BM : - Ce n'est pas délibéré même s'il est vrai que dans ce métier, qui reste un artisanat, on a souvent envie d'aller vers autre chose que ce qu'on a déjà fait. Je n'ai absolument pas spéculé sur le fait d'être là ou l'on ne m'attend pas. Je vais là ou mon intuition me guide. J'avais envie de faire un film naturaliste, en dehors de tout effet, de tout côté spectaculaire.Quelque chose de simple et qui me touche. J'avais en point de mire, le cinéma de kaurismaki, comme dans " au loin s'en vont les nuages" avec des personnages entièrement dans la retenue et la non communication. Mon troisième long-métrage sera peut-être tout à fait différent.
-Vous n'avez pas craint, justement que ce ton naturaliste allié au côté taiseux des personnages et fait qu'ils soient saisis dans l'instant, sans passé ni futur sensible, ne nuisent à la lisibilité de votre film ?
BM : -Mon principe est d'être fidèle à moi-même. Et j'épère ainsi être fidèle aux gens qui aimeront ma démarche. En m'aventurant dans ce genre, je me doutais que j'allais me priver d'un certain public, mais en même temps j'avais envie de faire un film que j'aurais personnellement aimé voir. C'est vrai qu'il est plus poétique, avec une narration plus éclatée, plus impressionniste, mais je suis allé au bout d'une expérience. Je n'aurai sans doute pas l'audience des convoyeurs mais je vais peut-être trouver une alchimie avec un public plus rare que le film boulversera.
-Parlez-nous un peu de cette expérience justement ?
BM :- Il y a plusieurs choses qui m'attiraient . Je souhaitais faire un film qui donne sa place au silence et aller au bout de cette démarche. C'est à dire construire de façon quasi stylistique, le film sur l'économie de mots. J'avais en tête la phrase de Bresson "Es-tu sûr d'avoir épuisé le silence ," J'avais envie de cette cohérence du non dit. De cette tension permanente, d'être au coeur des choses d'emblée, sans incarnation. J'ai choisi Dominique Baeyens et Philippe Grand'Henry pour leurs qualités d'expression dans le silence. Le spectateur me dira si cela fonctionne, s'il se retrouve dans cette ambiance délibérément oppressive, mais c'était dans la conception du projet. Une autre chose qui m'intéressait était d'avoir une narration qui n'épuisse pas le sens. D'avoir un film avec différents paliers mais sans lecture claire. Ne vous méprenez pas, je n'ai pas voulu jouer l'obscurité mais plutôt concevoir le film comme un acte poétique, un poème qu'on peut lire et relire sans en épuiser le sens. On peut aller au bout de l'explication rationnelle d'un poème, mais n'est-ce pas un peu fausser le jeu ? Ce qui me plairait ici, c'est que les gens en discutent après et que le film continue à vivre par cette lecture qui n'est pas univoque. Par ailleurs, L'autre est aussi un film sur le sens de la rencontre. Je suis convaincu qu'on ne rencontre jamais les gens par hasard. Qu'est ce qui fait qu'on va, inconsciemment accrocher avec une personne, et entrer en relation avec elle ? Généralement, ces gens participent à notre évolution au sens large. Ils nous révèlent nos points d'ombre et nous aident à avancer dans la vie. Ici, le jeune Laurent, qui, par son style de vie et son milieu social, est aux antipodes de ce couple bourgeois de province. Il va faire resortir ce qu'ils méconnaissaient d'eux- mêmes et les faire évoluer dans leur cheminement.
- D'ou vient cette thématique de la gémellité avortée ?
BM : - C'est une anecdote qui m'a été raconté par un de mes amis alors que son enfant avait 4 ans. Cette histoire m'a boulversé. C'était un bon point de départ pour un film qui me permettait également de travailler avec Laurent que j'avais connu lors d'un travail précédent. L'idée était de confronter le mode de fonctionnement un peu crispé de ce couple qui est dans la retenue, avec Laurent qui avec son léger retard mental est une nature entière et tout-à-fait pleine. Avec l'idée presque fantasmagorique que Laurent soit comme une réincarnation de cet embryon qui a été supprimé. Laurent c'est la vie non maîtrisée, débridée, face à ce couple qui est dans une obsession du contrôle.
-Il y a Laurent, mais aussi l'institution de handicapés ou Claire va aller travailler quelques temps, ce qui l'aidera à se ressourcer. Pourquoi l'avoir introduit dans le film ?
BM : - Pour confronter cette femme qui a beaucoup d'angoisses sur la maternité, avec ces personnages qui sont directement dans le lien, dans le contact, sans pudeur et sans artifices. Lorsque j 'avais travaillé avec Laurent dans cet institut, j'avais été frappé par la façon d'être des pensionnaires, d'une humanité très profonde. J'avais l'intuition que quelque chose de cette humanité pouvait jaillir et révéler Claire à sa propre maternité, qui était larvée. Je me suis dit qu'une femme qui avait développé un rapport à ce point crispé, avec la naissance, dans cet univers là, pouvait développer des choses ou dissoudre certaines angoisses.
- Le thème du handicap mental a déjà été traité par le cinéma Belge. Vous n'avez pas eu peur que, surtout à l'étranger, on ne fasse le rapport avec un autre cinéaste Belge bien connu ?
BM : - Il ne s'agit pas de trisomiques mais d'un handicap mental très différent. Et ma démarche est autre. Je pense que Jaco a écrit pour un personnage et ce personnage a dû rentrer dans son écriture qui était en forme de fable. J'ai personnellement essayé d'orienter mon écriture par rapport à leur vie à eux. C'est un travail beaucoup plus naturaliste. Je ne voulais pas en faire l'instrument d'un mélodrame. Je voulais les montrer tels que le les avais rencontrés, dans une appréhension très documentaire par rapport à leur vie. Par exemple, ils font une crèche chaque année. c'est dans le film mais c'est aussi dans leur vie réelle. A aucun moment je n'ai été au delà de ce qu'ils vivent réellement.
- Vous parliez de cette crispation de Claire par rapport à la naissance. C'est cette peur obsessive qui provoque sa décision ?
BM : - J'ai envie de laisser la question ouverte. Je dirais simplement que, d'après les informations que j'ai recueillies au moment d'écrire le film , il est fréquent que les femmes qui attendent des jumeaux éprouvent l'angoisse de ne pas pouvoir aimer autant les deux enfants. Ces angoisses peuvent aller jusqu'a la névrose. Je n'en parle pas dans le film parce que je ne voulais pas faire une oeuvre psychologique, mais, de là, vous pouvez tout imaginer. Peut-être cette crainte trouve-t-elle sa source dans le passé de Claire, son enfance ou son adolescence ?
- Même si son caractère tragique éclipse un peu tout le reste, le film va au-delà de la simple anecdote de la grossesse gémellaire avortée. C'est aussi et surtout la chronique d'un couple en crise ?
BM :-Il y a une névrose que le manque de communication aggrave. L'acte culpabilise énormément Pierre, le mari, qui va faire une sorte de transfert de paternité un peu inconsciente sur Laurent. Pierre est d'autant plus traumatisé qu'il ne porte pas la grossesse. Il participe à la « réduction » mais il n'a rien pour se rattraper et il part dans une forme de culpabilité dont il ne peut pas parler, jusqu'à ne plus pouvoir la su pporter. Sa seule échappatoire, c'est la fuite et sa reconstruction, que je représente de manière très symbolique par un épuisement à vélo. Il y a une névrose que le manque de communication aggrave. L'acte culpabilise énormément Pierre, le mari, qui va faire une sorte de transfert de paternité un peu inconsciente sur Laurent. Pierre est d'autant plus traumatisé qu'il ne porte pas la grossesse. Il participe à la « réduction » mais il n'a rien pour se rattraper et il part dans une forme de culpabilité dont il ne peut pas parler, jusqu'à ne plus pouvoir la supporter. Sa seule échappatoire, c'est la fuite et sa reconstruction, que je représente de manière très symbolique par un épuisement à vélo.
-Vous situez vos personnages essentiellement dans l'instant, sans leur donner de passé, et en ne vous intéressant que très peu à leur avenir. Cela laisse la part belle à l'imagination mais en même temps cela les rend encore plus difficiles à saisir. On en vient presque à se demander comment il est possible qu'un homme et une femme ayant aussi peu à se dire sur des questions essentielles de leur existence aient pu un jour former un couple, se rencontrer, s'aimer, imaginer une vie ensemble ?
BM :- Mais mes personnages sont des archétypes. Je n'avais pas envie de davantage d'incarnation. J'aurais pu faire un film psychologisant autour de la réduction de grossesse mais ce n'était pas mon but. Le film est une sorte de déclinaison poétique sur le manque et sur la part manquante qu'on a en chacun de nous (il a d'ailleurs failli s'appeler La part manquante). Ce n'est donc pas conçu comme une narration classique. Avec tous les risques que cela comporte.
- Avec malgré tout une fin porteuse de vie, d'apaisement , d'espoir pour le futur
BM :- Tout-à-fait, et cela par contre j'y tiens. Dans ma démarche de cinéaste, l'acte (de supprimer l'un des embryons Ndlr), d'un point de vue moral, n'est pas l'important. Je ne veux porter aucun jugement et cela ne m'intéresse pas de donner mon point de vue là dessus. Ce qui m'intéresse, c'est le cheminement que ce couple est amené à faire. Au bout du film, tous les protagonistes ont progressé, ils sont allés plus loin et c'est cela qui compte. L'acte est une hypothèse de travail.
Propos recueillis par Marceau Verhaeghe pour Cinergie. be